Le couple est un trop petit clan

Depuis même avant que nous soyons humains, l’humanité a évolué en groupes para-familiaux (comme nos cousins chimpanzés). Pour subvenir à ses besoins, chacun pouvait compter sur le groupe, le clan, la tribu, le village. Maintenant c’est le couple qui endosse tous ces rôles. Et c’est une charge trop lourde pour un si petit clan.

dessin numérique à l'encre - deux femmes assises enlacées

Le couple est un trop petit clan (ref. photo (c) aaronjenkins sur deviantart.com)

Préambule savant

C’est la grande mode en ce moment : se pencher sur les enseignements de l’ethnologie et de l’anthropologie pour essayer de voir si nos atavismes de primates sociaux et de chasseurs-cueilleurs nomades n’expliquent pas une partie des phénomènes humains ou sociaux qu’on observe de nos jours. Comparés aux centaines de milliers d’années qui ont vu évoluer l’humanité en bandes de chasseurs-cueilleurs nomades, les quelques milliers d’années de société agricole et les deux ou trois siècles de culture industrielle occidentale que nous venons de vivre semblent bien insignifiants. Pourtant ils ont tellement redéfini nos modes de vie qu’on en oublierait presque d’où l’on vient.

On appelle ça la psychologie de l’évolution. C’est une discipline très casse-gueule parce qu’elle est essentiellement explicative. Les chercheurs émettent beaucoup de conjectures mais ont très peu de moyens expérimentaux pour vérifier le caractère prédictif de leurs théories. Cela dit, je suis fan. Et tant qu’à émettre des conjectures, j’en propose une ici. On peut espérer qu’un jour un projet de recherche se penchera sur la question et nous proposera un protocole expérimental pour asseoir ou démonter l’idée.

Donc l’idée

A l’époque où nous vivions en groupes de chasseurs-cueilleurs nomades relativement égalitaires, c’était le groupe qui subvenait aux besoins de chacun. Nourriture, habitat, vêtements, éducation des enfants, sécurité physique et affective : le groupe y pourvoyait collectivement. Pas l’individu.

Depuis le néolithique, ce genre de groupe para-familial fluide constitué classiquement d’une petite centaine d’individus (et qu’on peut appeler tribu ou clan) a rétréci comme peau de chagrin. Restreint d’abord à la famille stricte autour de l’aïeul, il a maintenant été réduit à sa plus simple expression : le couple (et éventuellement ses enfants, formant alors ce composé toxique qu’on appelle ‘famille nucléaire’). On est juste deux pour s’occuper d’une maison, pourvoir aux besoins des enfants, prendre soin l’un de l’autre. Certes il y a d’autres cercles de soutien (les amis, la famille élargie) qui peuvent intervenir en seconde ligne, mais en général ils viennent loin derrière ce qu’on attend de notre partenaire.

Pourtant nos besoins n’ont pas de raisons d’avoir diminué : besoin de sécurité matérielle et affective, de reconnaissance sociale, d’attachement, de proximité, d’intimité, de familiarité. Simplement maintenant, la plus grande partie de ces besoins pèsent sur le couple.

Quand séparation devient bannissement

Non seulement c’est un peu lourd à porter pour le couple, quand il faut pouvoir apporter à l’autre tout ce qu’un clan est sensé apporter. Mais il y a pire.

Quand on se fait larguer, on se retrouve seul, donc sans clan (et souvent sans maison). Ça s’appelle le bannissement. C’était la punition ultime dans les sociétés nomades où la prison n’existait pas (et rarement la peine de mort). Pas étonnant que la perspective de la séparation suscite chez beaucoup une peur panique et des comportements possessifs et irrationnels. La peur primordiale de l’abandon, héritée de plusieurs millions d’années d’évolution comme primates sociaux, la peur de se retrouver seul(e) et désemparé(e) dans la savane inhospitalière peut être terrorisante.

Ce qui fait porter une terrible responsabilité sur le couple. Même quand on peut s’affranchir de la dépendance financière, la dépendance affective demeure considérable, alors qu’au sein d’un clan chacun aurait été suffisamment bien entouré pour amortir la fission. Et donc la séparation prend des proportions dramatiques par rapport à ce que ça devrait représenter « en vrai ». Au lieu de simplement pouvoir dire « je ne veux plus vivre auprès de toi tous les jours », on se retrouve à dire « je te bannis de ton clan ». Le simple exercice de mon droit inaliénable de partir fait de moi quelqu’un de terriblement cruel, puisque la contrepartie de ma liberté, c’est ton exil. Mon départ te condamne à la punition suprême, même si potentiellement tu n’y es pour rien.

Alors quand on ajoute le bannissement au désarroi de ne plus être désiré et à la douleur d’être rejeté, la séparation prend vraiment l’ampleur d’un cataclysme.

Conclusion pratique

Bon, en fait on s’en fiche un peu de savoir si ça nous vient de la nuit des temps ou pas. Toujours est-il que je suis persuadé que plus on peut compter sur un groupe large de personnes très proches pour apporter à chacun la sécurité affective, moins les chagrins d’amour seront violents, moins on s’accrochera à son couple, moins on paniquera à l’idée qu’on puisse un jour se séparer, et moins on s’enfermera irrationnellement dans des histoires de couple insatisfaisantes.

On devrait peut-être prendre exemple sur les histoires d’amour des cours d’école. Elles se font, elles se défont au gré des saisons et les enfants savent que ni leur existence, ni leur subsistance, ni leur cercles sociaux, rien ne dépend fondamentalement de leur amoureux-se du moment. Alors à part quelques élans de nostalgie romantique, ils se remettent assez bien de leurs chagrins d’amour.

(à suivre prochainement : pourquoi est-ce si difficile de se séparer avant de se détester ?)

26 réponses à “Le couple est un trop petit clan

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  3. Des clans et tribus sans couple ça existe, c’est le premier système familial, le premier modèle de société, et ça s’appelle le MATRIARCAT. Cela ne signifie pas que les femmes dominent les hommes (gynarchie), mais que le mariage et la paternité n’existent pas : pas de vie à 2, chacun reste vivre dans son clan maternel, composé presque exclusivement (mis à part les adoptions) de la famille de sang maternel. Le père, s’il peut être connu, n’est pas reconnu, il n’a aucun droits sur les enfants, et c’est la famille de la mère qui s’en occupe : mère, grand-mère, oncles et tantes maternels… La dernière société matriarcale intacte s’appelle les Moso, dans le Yunnan chinois, dans l’ancien Tibet historique :
    http://matricien.org/geo-hist-matriarcat/asie/moso/

    • Il y a aussi énormément de sociétés où les hommes et les femmes vivent relativement séparément, au moins en journée, avec par exemple une « maison des hommes » dans le village. J’imagine que même s’il existe, le « couple » y revêt une importance moindre..

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  9. Je me considère sexo-anthropologue … Je sais, ça n’existe pas officiellement et pourtant! Un passé de préhistorienne et d’anthropologue, une vie en Amérique Latine, des ami/es amérindiens avec qui j’ai beaucoup partagé et une vision de la vie bien loin de celle du couple. Avec une vie personnelle carrément hors du couple.
    Juste une petite précision: la paléoanthropologie ne concerne que les fossiles, donc … peu d’infos sur la société humaine. Par contre l’ethnologie et l’anthropologie l’étudient.

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  12. J’abonde dans votre sens dans cet article très bien écrit et très agréable à lire, comme souvent sur ce blog d’ailleurs 😉 Je suis particulièrement sensible a cela car étant régulièrement en contact avec des immigrés, je remarque quel fossé nous sépare par exemple des africains qui, arrivant en europe, sont très étonnés, voir parfois choqué, de l’individualisme dans lequel nous vivons. Certains le vivent même très mal et se sentent très seul! Je comprend leur sentiment que je partage aussi par ailleurs. Je me demande juste comment faire pour sortir de cela, si ce n’est pour la société dans son ensemble, au moins personnellement?? A l’heure actuelle, parler de vouloir vivre en communauté s’apparente presque à dire que l’on veut rejoindre une secte :s Je repense à un commentaire laissé sur un autre article : « Quelle que soit la normalité de laquelle on s’éloigne, elle sera toujours la raison de nos échecs ». Ce manque d’ouverture d’esprit m’attriste profondément… Mais je dois dire que ce blog est une excellente bulle d’oxygène à ce niveau là 🙂 Merci pour tout ça 🙂

    • Sans forcément rejoindre formellement une communauté, rien qu’entretenir quelques amitiés solides et tisser des liens de voisinage avec de l’entraide et de la solidarité, ça aide.

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  14. C’est vraiment très intéressant cette mise en parallèle et je pense qu’effectivement cela explique bien ce sentiment irrationnel de panique que l’on peut ressentir à l’idée de se séparer et qui enferme tant de couples dans des situations conjugales dévastatrices dont on ne sait pas bien pourquoi on arrive pas à se sortir. D’autant que, meme si on a réussi à s’entourer d’un « clan » solide (via les amis, notamment), tout cela est remis en question en cas de rupture violente puisque, les anciens amoureux ne pouvant plus supporter de se trouver dans la meme pièce, cela met pas mal de bazar dans les relations amicales qui se retrouvent en porte-à-faux. Alors que si on se séparait bons amis en sachant qu’on peut continuer de compter sur le soutien du clan, cela serait bien plus facile pour tout le monde… D’ailleurs, notre conditionnement culturel nous pousse aussi à penser que c’est impossible d’etre ami avec ses ex. Je pense que c’est profondément idiot et faux et qu’il serait bon de véhiculer l’idée inverse. Peut-etre une idée d’article tiens? 🙂

    • L’idée de devenir ennemi-e avec quelqu’un qu’on a aimé très fort m’est totalement étrangère. En ce moment qu’avec ma femme on est dans cet entre-deux où on est séparés mais où on n’a pas encore reconfiguré nos vies chacun de son côté, on se retrouve souvent invités ensemble chez des amis communs. Ça en trouble certains. Surtout quand au sein de certains « vrais » couples invités l’entente semble visiblement moins bonne qu’entre nous deux, et que ça se voit, ça fait un intéressant contraste.

      • Ils en viendront à vous envier d’etre séparés mais en bons termes, plutot qu’ensemble à couteaux-tirés 😀

    • Cela me semble être un point central : on a souvent bien plus peur de perdre son clan que de perdre son partenaire. C’est un des grands dangers du couple fusionnel.
      Reste la solution de sacrifier sa vie sexuelle et sentimentale le temps de faire une ébauche de transition vers un autre clan.
      Pas très spontané comme démarche…

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  19. J’aime beaucoup cette vision des choses. Autant l’idée d’un clan « immuable » me ferait paniquer (immuable car constitué de la famille, des voisins, de gens qu’on a pas choisi et qu’on apprécie pas forcément), autant l’idée qu’on a besoin d’un clan et qu’on se le construit me convient très bien.
    En fait ça correspond tout à fait à mon ressenti, et au fait que je me sois souvent dit qu’en fait, pour moi, une vie affectivement/émotionnellement équilibrée, c’est une vie où le manque laissé par une personne restera toujours tolérable parce qu’il y a d’autres personnes suffisamment importantes et présentes pour compenser ce manque. Que toutes ces personnes soient importantes, mais qu’aucune ne devienne absolument indispensable, en quelque sorte. Avoir une personne qui prend une telle place qu’elle est absolument indispensable, au final, c’est horrible pour les deux, l’un parce qu’il se sent désespéré si cette personne n’est plus là, et l’autre parce que bonjour la pression que ça lui met ! C’est quelque chose que je n’ai malheureusement jamais réussi à faire comprendre à mon mari (d’avec qui je viens de me séparer, je précise), lui qui me considérait justement comme tout son clan.

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