« Que veulent les femmes ? » (arrêtons de nous mentir sur le désir féminin)

J’ai déjà beaucoup parlé de Daniel Bergner et de son livre « What Do Women Want ? » sur le désir féminin. Et bien il vient d’être traduit en français. L’auteur y fait le tour des recherches récentes (quoiqu’encore très timides) sur le domaine de la sexualité féminine et de la libido. Et ça chamboule un très grand nombre d’idées reçues sur le désir féminin. En résumé : le désir des femmes n’est pas plus bisounours que celui des hommes. Et il est encore plus volatil et nomade.

Daniel Bergner pencil portrait by Audren

Daniel Bergner, auteur de « What Do Women Want » (ref. photo danielbergner.com)

La traduction vient de sortir chez Hugo et Cie. Je voulais me faire une idée de la qualité de la traduction avant de le recommander mais je n’ai pas eu le temps. C’est ma femme qui a commencé à le lire et les quelques passages qui lui ont fait lever le sourcil me semblent tout à fait corrects.

Vous trouverez quelques résumés du bouquin sur internet, donc je ne vais pas le redécrire ici. Je dirai juste qu’il se lit d’une traite et qu’après l’avoir lu, on devient très sensible aux conneries qu’on lit et qu’on entend partout sur le désir féminin et les stéréotypes associés. Un des principaux messages du bouquin est que notre culture encadre tellement l’expression du désir féminin qu’il est systématiquement minimisé, escamoté, réinterprété. Quitte à mentir et se mentir. Juste une citation :

Terri Fisher, psychologue à l’université de l’Etat d’Ohio [a] fait appel à deux cents étudiants, garçons et filles, pour remplir un questionnaire sur la masturbation et le recours à la pornographie. Les sujets avaient été répartis en différents groupes et rédigeaient leurs réponses selon trois conditions : soit ils devaient remettre leur questionnaire rempli à un collègue étudiant, qui devait attendre derrière une porte ouverte lui permettant d’observer l’étudiant au travail ; ou bien on leur assurait expressément que leurs réponses resteraient anonymes ; ou bien enfin ils étaient reliés à un faux détecteur de mensonge […]

Les réponses des garçons apparaissaient pratiquement les mêmes dans les trois conditions. Mais en ce qui concerne les filles, les circonstances s’avèrent cruciales. Un grand nombre de filles du premier groupe, celles qui auraient pu s’inquiéter qu’un camarade consulte leurs réponses, ont répondu qu’elles ne s’étaient jamais masturbé et n’avaient jamais regardé de films X. Les filles auxquelles on avait garanti l’anonymat ont répondu oui beaucoup plus souvent. Et celles qui étaient reliées au détecteur de mensonge ont suscité des réponses pratiquement identiques à celles des garçons.

Comme Chris Ryan dans Sex at Dawn, Daniel Bergner pointe du doigt à quel point notre impératif monogame est difficile à respecter, sans oser suggérer de s’en débarrasser. Personnellement, je ne m’embarrasse pas de politiquement correct, et je dis non seulement qu’on se fait mal pour rien avec l’exclusivité érigée en critère suprême de survie des couples, mais aussi qu’il est plus facile de gérer la jalousie que de brimer son désir toute sa vie.

A lire d’urgence, quelles que soient vos convictions personnelles vis-à-vis de l’exclusivité, ne serait-ce que pour arrêter de gober tous crus les stéréotypes de genre en matière de sexualité.

Pour vous faire une meilleure idée, vous pouvez aller lire tout ce que j’ai écrit et/ou traduit à propos de Daniel Bergner et de son bouquin. Vous pouvez aussi aller feuilleter quelques pages du livre lui-même sur google books.

Addendum : question de légitimité

J’avais failli ajouter en PS à cet article que l’auteur n’a fait dans cette histoire qu’un (gros) travail de scribe : la plupart des personnes mentionnées dans son livre (et en particulier les scientifiques qui conduisent les études qui y sont rapportées) sont des femmes. Et que donc si la plume est masculine, le matériau est bel et bien féminin.

Et puis je m’étais abstenu, en considérant que cette défense était superflue, qu’il est puéril de penser qu’il faille défendre la légitimité de l’auteur à parler des femmes, au prétexte qu’il n’en est pas une. Je pensais qu’on était au-delà de ça. Apparemment non, puisque dans les douze heures de la publication de l’article, j’ai déjà eu trois commentaires qui s’offusquaient plus ou moins ouvertement qu’un homme ait osé prétendre pouvoir traiter de sexualité féminine.

Alors comment dire…

Je dois effectivement admettre que les hommes ont prétendu trop longtemps que c’est eux qui savaient mieux. Donc c’est un retour de bâton mérité (du moins si tu considères que tout porteur d’un chromosome Y porte le péché de ses prédécesseurs). En tout état de cause, une posture valable serait de les attendre au tournant : « tu es un mec, donc tu as intérêt à faire gaffe à ce que tu racontes, on en a marre des mecs qui plaquent leur sensibilité sur celle des femmes et qui sortent des âneries même pas fausses sur le ton de la vérité révélée. Mais si tu dis des trucs intéressants et correctement étayés, je ne te renverrai pas ton sexe à la figure pour te faire taire, même si ce que tu dis ne me plaît pas ou ne correspond pas à ma sensibilité. »

Mais disqualifier d’emblée l’auteur au motif qu’il est extérieur au sujet qu’il traite, je trouve ça sexiste sur les bords, et carrément limitant. A ce compte-là, tout le monde n’écrirait que des autobiographies. On trouverait Elisabeth Badinter présomptueuse quand elle prétend disséquer l’identité masculine et on disqualifierait les médiévistes puisqu’ils croient pouvoir comprendre une époque qu’ils n’ont pas vécue. Et même si l’on ne regarde cette question que sous l’angle du rapport oppresseur-opprimé, on dénigrerait les ouvrages des sociologues américains sur l’Amérique du Sud et on ne lirait pas les romans d’Andre Brink, puisqu’il faisait partie de la classe dominante et que, quelle que soit la ferveur de son militantisme anti-apartheid, il n’a pas grandi dans un township et n’a jamais risqué plus que l’exil.

Le phénomène de subjectivité est d’ailleurs à double tranchant, et on pourrait renverser l’argumentaire. En effet, la tendance à généraliser sa sensibilité personnelle est un défaut partagé par les deux sexes, et si une femme écrivait ce bouquin, c’est comme si moi j’écrivais un truc sur les Bretons : on pourrait craindre que notre subjectivité nous fasse plaquer notre perception et notre histoire personnelles sur les autres. Car il faut bien voir : je ne connais intimement qu’un seul Breton : moi-même ; une femme ne connaît intimement qu’une seule femme — elle-même. Mais comme on s’identifie respectivement comme Breton ou comme femme, on peut se retrouver (consciemment ou non) à réinterpréter les témoignages de ses congénères avec les verres déformants de sa propre perception. Au moins, si j’écris sur la société basque en m’efforçant de ne pas faire d’ethnocentrisme colonial, mon biais d’observateur sera moindre que si j’étais de Saint-Jean de Luz.

Pour avoir lu le livre, je ne trouve pas qu’on puisse reprocher à Daniel Bergner de verser dans la suffisance patriarcale. Mais comme je suis un mec, je ne peux pas vraiment être sûr 😉

20 réponses à “« Que veulent les femmes ? » (arrêtons de nous mentir sur le désir féminin)

    • Je suis sûr qu’on aurait l’effet inverse si on demandait aux mecs de remplir un questionnaire sur des trucs un peu émotionnels : se sachant espionnés, ils joueraient les gros durs ; et sous détecteur de mensonge, ils se transformeraient en petites choses toutes fragiles, comme tout le monde, en fait 😉

      • J’allais le dire justement, aucun doute qu’on aurait eu l’effet inverse pour ces Messieurs 🙂 !

      • Absolument, effet que j’ai observé personnellement dans une classe: d’abord, chacun/e devait écrire au tableau ce qui était important dans une relation. Puis on a fait le système de petits papiers dans une boîte. Et là suprise, des mecs attendaient aussi de la tendresse, du romantisme, tandis que des filles parlaient de sexe…

  1. Et voilà, ça démarrait bien pourtant et puis plouf, du désir féminin et de ses aléas, on est passé au désir masculin, et singulier, de l’homme qui prend la parole. et ça, c’est si typique.
    le désir féminin ne peut donc exister par lui même, etre décrit ou objet de recherche en propre, et doit-il toujours être comparé à celui de l’homme, comme étalonnage du test ?

    cela vaut tant pour l’expérience décrite en extrait que pour la fin du billet.

  2. Je trouve ça particulièrement présomptueux qu’un homme se permette de juger de ce que veulent les femmes… Et donc assez dommage que ce livre soit recommandé ici…
    En revanche je suis d’accord sur le fait que la sexualité est bien trop stéréotypée.

  3. @I (et aussi un peu @Brigit) : voir ma réponse dans l’addendum (vous n’êtes pas les seules, j’ai aussi eu la remarque via facebook et j’ai trouvé la question intéressante). Elle rejoint d’ailleurs une question similaire qui me taraude depuis bien longtemps : celle de la légitimité des hommes dans le discours féministe.

    • Valérie sur son blog Crêpe Georgette a fait un certain nombre de billets sur le sujet. Celui-ci par exemple pose la question de manière intéressante : peut-être que le rôle des hommes dans le féminisme c’est de déconstruire la virilité plutôt que de venir aider les femmes à se libérer ? [http://www.crepegeorgette.com/2013/03/27/hommes-et-feminisme/]

      Ah et sinon c’est mon premier commentaire ici. J’aime beaucoup beaucoup beaucoup le blog. Intérêt récent pour le sujet du polyamour et les réflexions sur ce blog sont vraiment intéressante, sans compter les ressources que l’on trouve en lien. Bonne continuation!

      • Oui, j’avais vu passer ce billet chez Valérie, et aussi un autre plus récent. Mais il me faut que un moral d’acier pour aller lire son blog, et un cuir bien épais pour oser mettre mon grain de sel dans les commentaires, tant l’étiquette « mansplaining » est prompte à y couper toute poursuite de la discussion…

        Et merci pour le compliment !

  4. Je suis extrêmement d’accord avec ton addendum. Une femme (hétéro) ne connaît qu’elle même (et encore), et ne peut pas prétendre que son individualité soit représentative du Désir Féminin. A l’inverse, un homme (hétéro), d’autant plus qu’il a d’expérience, se rapproche déjà plus d’une compréhension du Désir Féminin, tout simplement parce qu’il a un échantillon plus représentatif (terme statistique, ne me jeter pas de cailloux mesdames :-)). Ca reste subjectif, juste moins. Et comme tu le dis plus haut, ça évite le gros biais cognitif de voir le monde avec ses lunettes (tant qu’on garde un esprit scientifique : hypothèses à tester, etc.).

  5. C’est moi qui avait réagi sur fb, et c’était sous forme de blague car ce qui est pour moi difficile à passer, c’est uniquement le titre « ce que veulent les femmes ». Sinon, je suis d’accord pour qu’un homme parle de nous, surtout quand il parle très bien comme toi audren.

    • C’est vrai que le titre est mal choisi. En VO, c’était « What Do Women Want? » et l’éditeur français a reconduit le même choix du sensationnel que l’éditeur US. Il me semble me souvenir avoir entendu l’auteur dire quelque part que personnellement, il n’aurait pas choisi ce titre.

  6. Certains commentaires confondent à mon sens militantisme et étude scientifique.

    C’est vrai que dans le militantisme, il faut être vigilent à ce que ce soit bien les dominés eux-mêmes qui mènent et définissent la lutte, car c’est eux qui sont légitimes pour cela. Les non-dominés alliés ne peuvent que les soutenir et déconstruire leur propre position (la virilité dans le sexisme, l’identité de blanc/d’occidental dans le néo-colonialisme et le racisme), mais ne doivent pas tenter de prendre la place de meneur car ce serait ré-instituer le rapport de domination incriminé.

    La question de l’identité dans les études scientifiques n’est pas du tout la même. On n’est pas là pour parler de soi, mais du sujet étudié. Le but est l’objectivité, donc quelle que soit l’identité du scientifique, il va devoir s’en défaire au maximum, et pour le coup, comme le souligne Audren, c’est plus facile s’il est extérieur au sujet. Ensuite, comme l’objectivité absolue n’existe pas, l’identité du scientifique sera intéressante à posteriori pour savoir quels biais peuvent influer l’étude. Sur le désir féminin, un homme aura certains biais, une femme d’autres biais, mais cela ne légitime pas plus ou moins l’un ou l’autre, car l’élément de son identité qui le légitime à faire ce qu’il fait, c’est son expertise scientifique, pas son genre.

    PS : j’emploie ici le terme scientifique en référence à la méthode scientifique, qui s’applique aussi à la sociologie même si ce n’est pas une « science dure ».

  7. Concernant le fait d’écrire sur les femmes ou le féminisme depuis une position d’homme, Léo Thiers-Vidal a produit de chouettes articles, remettant en question entre autres les discours de certains pontes -masculins- de l’étude sociologique du patriarcat.

  8. Hello Audren,
    j’aurais quelques remarques à faire au sujet de ton addendum, et sur certains commentaires qui lui sont liés. Oui je sais, ce n’est pas vraiment le sujet de l’article, mais que dire d’autre sinon qu’il est (comme d’habitude en ces lieux) très intéressant et instructif ?

    Je suis d’accord avec toi sur le fait que ce n’est pas parce que Daniel Bergner est un homme qu’il serait illégitime à traiter d’un sujet qui concerne les femmes. Je n’irais pas en revanche jusqu’à dire que c’est plus pratique pour lui, en tant que personne extérieure, d’être objectif. Pour moi, ne pas être concerné, c’est souvent être ignorant. L’ignorance n’est pas l’objectivité, ni la neutralité, mais elle en donne l’illusion. En réalité, on part toujours d’un point de vue, qui n’a pas vraiment de raisons d’être plus neutre ou objectif que celui de la personne qui à le nez dans le guidon. Le recul et le détachement ne servent guère lorsqu’on n’a que nos fantasmes ou nos idées reçues pour alimenter notre réflexion.

    Je prêche surement un convaincu dans mon paragraphe précédent, mais je voulais quand même rappeler ces faits qu’on a souvent tendance à occulter. Et je te rejoins sur le fait que les subjectivités n’ont que peu d’impact, si la rigueur et le soucis de pluralité des points de vues sont au rendez-vous.

    Autre chose, s’il est peu approprié de juger Daniel Bergner illégitime en tant qu’homme de traiter le sujet, il est en revanche à mes yeux important de pouvoir s’interroger sur ce point. Il est par exemple surprenant que cet auteur ait été le premier à avoir réfléchi en profondeur sur le désir féminin, avant même les premières concernés. Si ce n’est pas le cas, il serait alors bon de s’interroger sur les raisons qui ont conduits ses propos à lui à bénéficier d’une meilleur visibilité que ces femmes (en ne se limitant bien sûr pas à l’argument de la subjectivité féminine).

    Évidemment, il s’agit de remises en question et de réflexions. Les jugements hâtifs ne servent pas à grand-chose.

    Pour finir, je trouve dommage ta réticence à lire et commenter sur Crêpe Georgette. Je trouve vos deux blogs sont tout aussi intéressants, et sont complémentaires sur beaucoup de points (sans forcément être tout le temps d’accords). J’ai pu voir tes dernières prises de becs avec Valérie, j’ai même tenté de démêler la situation lors de la dernière, de manière peu efficace sans doute. Je pense que, comme partout, ce ne sont pas les questionnements qui conduisent aux conflits, mais la manière dont ils sont faits. Chez Valérie, par exemple, l’incrédulité et le ton défensif sont en général assez mal reçus ;).

    Mais je dévie un peu trop. Je suis prêt à en discuter par mail ou sur twitter, si tu le souhaites.

    En tout cas, merci encore pour tes articles, et bonne continuation 🙂

    • Oui, je sais, il faut que je fasse l’effort d’y retourner, chez Valérie. Là, je me calme un peu, mais promis, j’y retournerai 😉

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