S’émanciper du modèle de la permission

Même chez celles et ceux qui ont fait le pas de la non-exclusivité, il reste encore souvent cette posture consistant à « demander la permission ». Et d’ailleurs on entend souvent que le polyamour ou le couple libre, ce n’est pas comme l’adultère parce que l’autre « est d’accord ». Petite dissection d’une relique patriarcale.

Pince monseigneur et ceinture de chasteté (dans Mad Max)

Pince monseigneur et ceinture de chasteté (dans Mad Max)

— Tu peux venir faire un tennis samedi matin avec moi ?

— Ah oui, bonne idée mais il faut que je demande d’abord à Loulou si elle est d’accord

— Dis, j’ai super envie d’aller voir cette expo de dessins érotiques…

— Je sais pas trop… Ces dessins me heurtent et je n’ai pas envie d’y aller, et l’idée que tu ailles les voir toute seule me met très mal à l’aise. En vrai, je préfère que tu n’y ailles pas.

On n’est plus un enfant ni le bien d’autrui

On trouve cela odieux que dans certaines cultures d’ailleurs ou d’autrefois une femme doive/devait demander l’autorisation du mari (ou du père ou du frère si elle n’en a pas encore ou si elle n’en a plus) pour travailler, pour sortir, pour se faire soigner, pour voter. Telle une personne mineure, la femme est dépossédée de sa liberté de mouvement, de sa liberté de parole, de la libre disposition de son corps. Et ça nous ferait une belle jambe de savoir que son mari est quelqu’un d’ouvert et de bienveillant, qu’il donne volontiers son accord, et que donc sa femme est relativement libre dans les faits : c’est le principe de départ qui est odieux.

Notons au passage que la chose ne serait pas tellement plus acceptable si par souci d’équité on octroyait symétriquement à la femme les mêmes droits sur son mari, et que lui aussi doive solliciter son autorisation à elle pour toutes ces mêmes choses, comme si chacun se comportait vis-à-vis de l’autre sinon comme un esclave, du moins comme un enfant. C’est malheureusement le modèle du couple dans lequel baigne encore largement l’Occident, en particulier pour la question du sexe.

Et ainsi, on lit souvent à propos du couple libre et parfois du polyamour que « ce n’est pas de l’adultère parce que le/la partenaire est d’accord » : la caution morale de la non-exclusivité procéderait ainsi d’une permission que se concéderaient mutuellement les partenaires, en tant que dépositaires légaux du droit de l’autre à baiser.

Dan Savage, qui pourtant est assez ouvert sur les questions de non-monogamie, est souvent sévère à l’égard de celles et ceux qui n’ont pas eu l’approbation explicite de leur partenaire. Il utilise souvent l’expression « permission slip » (bulletin/bon d’autorisation) que se donnent les partenaires d’un couple libre. Et il évoque parfois la nécessité pour la tierce personne s’apprêtant à démarrer une relation avec quelqu’un qui se dit polyamoureux ou en couple libre d’aller vérifier auprès du partenaire s’il est effectivement d’accord.

— Ton mec est OK que tu restes un peu chez moi cette nuit ?

— Oui, on est open. Tant que c’est sans pénétration, il me laisse faire ce que je veux avec mes dates grindr.

— Avec Adèle, on est un couple libre : ça te dit qu’on sorte toutes les deux jeudi soir et qu’on aille chez toi ?

— Oh mais c’est génial ! Tu as son numéro, que je puisse quand même l’appeler pour vérifier qu’elle veut bien ?

Certes je comprends bien que c’est issu d’un terreau culturel qui pose l’exclusivité comme contrat obligatoire et dans lequel c’est encore quasi tabou de chercher à soulever la question. Et donc oui, on part de loin loin loin, et c’est déjà bien qu’un couple puisse choisir de sortir des ornières pour « se donner mutuellement l’autorisation ». Mais pour moi, ça ne fait que perpétuer l’ancien modèle où c’est encore au nom du droit de regard que j’estime avoir sur l’usage que tu fais de ton corps que je suis en mesure de te donner (dans mon immense mansuétude, sous-entendu : ou pas) ma permission d’aller coucher avec quelqu’un d’autre.

Paradoxalement, pour tout le reste, du consentement sexuel à la contraception, des tatouages aux soins médicaux, on défend mordicus la souveraineté de chacun-e sur les décisions qui mettent en jeu son corps. Et puis là … non.

Si l’on s’envisage comme des personnes responsables et majeures, il va falloir s’émanciper du modèle infantilisant et hérité de la tutelle patriarcale dans lequel je serais investi-e du pouvoir de décider à ta place pour des choses qui touchent à toi et à ton corps et non le mien.

Variantes déguisées

Malheureusement, rien n’est simple et ce n’est pas parce que tu es parfaitement libre sur le papier que tu dois n’en faire qu’à ta tête. Il y a au moins deux situations qui peuvent t’amener à solliciter mon avis et donner l’impression que tu demandes la permission, même si ce n’est pas la même chose :

Premièrement, quand tu vérifies des questions de logistique auprès de moi avec qui tu t’es engagé-e à la cogérer, la logistique

est-ce que je peux aller chez Juan cette nuit ? (sous-entendu : « est-ce que ça gêne pour l’organisation demain matin ? Est-ce que tu pourras gérer le coucher des enfants ? » etc.).

C’est du même acabit que de dire « est-ce que je peux aller prendre une douche ? » : personne ne peut t’interdire de te laver, mais il y a peut-être quelqu’un dans la maisonnée qui est plus pressé-e, ou bien peut-être qu’il n’y a plus d’eau chaude…

Deuxièmement, quand tu te préoccupes de mes sentiments et de mes émotions. Car même si tu n’es pas censé-e vouloir me causer directement du tort en disposant de ton corps de ton côté, et donc si mon désarroi n’est en théorie pas vraiment de ton ressort, il est parfaitement normal (et même carrément souhaitable) que tu te soucies de mon bien-être émotionnel. Quitte à parfois mettre un peu d’eau dans ton vin poly si ça peut t’éviter de taper gratuitement là où ça me fait le plus mal…

Tu es sûr que ça va aller si je me prévois un week-end le mois prochain avec Erika ? Je peux m’arranger pour rentrer tôt le dimanche après-midi, comme ça on aura bien du temps pour nous retrouver tous les deux.

Ainsi, bien que tu sois indiscutablement libre en théorie, tu te retrouves à assujettir en partie ta décision à mes opinions ou mes émotions. Ça n’est pas le modèle de la permission, mais ça y ressemble un peu. Et la frontière est parfois floue …

Quand la tutelle revient par la petite porte

Car malheureusement, chacune des deux situations peut être savamment détournée pour se ramener à la première : intentionnellement ou inconsciemment, tout en clamant haut et fort que tu fais comme tu veux et qu’il ne s’agit absolument pas d’une volonté de contrôle, je pourrais sans cesse prétexter que les conditions matérielles ne sont jamais propices, ou bien que mon inconfort émotionnel est toujours insupportable à l’idée que tu fasses quoi que ce soit avec un-e autre.

Alors comment fait-on la différence entre les cas légitimes et les cas abusifs ?

La qualité du dialogue est toujours un indice fort. On peut s’attacher à repérer chez l’autre des marques de bonne volonté. On peut aussi chercher à voir si le processus est totalement bloqué ou bien s’il y a de vrais progrès, doucement mais sûrement.

Malgré tout, je dis qu’on ne peut pas toujours savoir. Et d’ailleurs en fait, on n’a pas vraiment besoin de savoir. En effet, même si c’est sans aucune volonté de manipulation mais bien parce que je souffre authentiquement quand tu évoques la possibilité d’exercer ta liberté, cela ne change rien au résultat final : vivre avec moi te prive de cette liberté. Et donc il ne reste qu’à secouer le joug en mettant fin à la relation si tu penses j’en souffrirais moins que si tu passais à l’acte.

15 réponses à “S’émanciper du modèle de la permission

  1. Le concept du « permission slip », c’est à chaque nouvelle aventure?
    Si c’est le cas c’est complétement paradoxal.
    Ne pas cacher à son partenaire qu’on est pas « monogame », cela semble logique compte tenu de notre contexte social.
    Mais là, c’est carrément infantilisant. Sauf à trouver excitant de le savoir 😉 (ben oui, ça l’est parfois!!)

  2. Le souci à ne pas vérifier que c’est OK pour l’autre partenaire, c’est qu’il y a un paquet d’hommes qui se disent « en relation libre » hors de leur couple et exclusif dans celui-ci pour se garder leur compagne pour eux tout seul. Et ça, c’est dégueulasse.

    • Ca m’a fait un peu réflechir. Effectivement c’est dégueulasse. Mais je me dis qu’il doit y avoir moyen de détecter la mauvaise foi sans en référer à la / au « légitime ». Rien qu’en s’intéressant à leur dynamique de couple et en posant des questions innocentes sur certains détails pratiques de leurs arrangements, ou bien en laissant supposer qu’on ne sera pas soi-même exclusif-ve, il y doit être possible de lever la plupart des lièvres et il n’y aurait que les embobineurs/mythomanes de première catégorie pour s’en tirer sans laisser une impression qu’il y a vraiment queque chose qui cloche. Du genre « et toi, tu es jaloux quand elle sort ? raconte-moi comment ça se passe et ce que tu ressens, ça m’intrigue.. »

      • Je crois qu’elle parlait d’un contexte peut-être moins romantique, et plus sexuel. Évidemment, si quelqu’un mène une double vie amoureuse, assez vite, des indices vont sortir et la maitresse qui ignore de l’être finira par s’en rendre compte. Mais en ce qui concerne les coups d’un soir, quand on nous dit « je suis en couple libre, ma copine sait très bien où je suis » (je demande : j’ai exactement les mêmes craintes que Nurja), on est bien obligé de le croire sur parole. Entamer la discussion longuement sur ce sujet a un sens dans le cadre d’une relation suivie, mais là, ça ressemble plus à un interrogatoire, un interrogatoire que je refuserais de subir en retour, d’ailleurs.
        Pour l’instant, je régle le problème assez lâchement, en considérant que je ne suis coupable de rien : après tout, ce n’est pas moi qui me suis engagée à rester fidèle, c’est lui, et je ne suis certainement pas responsable de « garder les hommes dans le droit chemin », considérer les choses comme ça serait effroyablement sexiste. La situation serait sûrement différente si il s’agissait d’une amie à moi (puisqu’on a effectivement la responsabilité de se préocupérer du bien être de ses amis).

  3. Super ! Cela va un peu dans le sens de la « relationship anarchy », concept que j’ai découvert récemment et qui convient plus à ma philosophie que le libertinage, le polyamour, le couple libre etc. Un article pour bientôt ? 😉

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  6. L’anarchie est un modèle (politique ou relationnel) qui peut séduire mais qui ne convient pas à tout le monde !
    Dans le cadre d’une relation de couple (j’ai une notion très large du couple qui embrasse les personnes qui ne vivent pas ensemble, les polyamoureux, etc. Disons : une relation entre deux personnes), il y a une part d’engagement explicite (appelons ça un contrat) et une part implicite (appelons ça un slip, un boxer, le flou, tout ce qu’on voudra).
    Dès lors que l’on souhaite sortir du cadre de ce qui est explicite ou implicite, ça ne me paraît pas déconnant de solliciter le consentement de l’autre.
    Je n’y vois pas l’expression d’une société patriarcale, simplement du respect de l’autre.

    • « Dès lors que l’on souhaite sortir du cadre de ce qui est explicite ou implicite, ça ne me paraît pas déconnant de solliciter le consentement de l’autre. »
      J’aime bien l’idée (même si je n’utiliserais pas le mot consentement, mais je m’en suis expliqué ailleurs) (et même si l’appréciation personnelle de ce qui est implicite est certainement la source de bien des problèmes de couple)

      • Eh eh ! Oui, j’ai laissé volontairement l’implicite dans le lot, genre « welcome dans la vraie vie » (sinon, on s’emmerderait si tout été réglé comme du papier à musique ^^)

  7. > Et donc il ne reste qu’à secouer le joug en mettant fin à la relation si tu penses j’en souffrirais moins que si tu passais à l’acte.
    Cette dernière phrase ne me conviens pas, et que je trouve incohérente avec le reste des propos de l’article.
    Si l’un choisi de mettre fin à la relation, c’est parce-que ça le fait moins souffrir que de poursuivre (ou que ça lui apporte plus que de continuer).
    Mettre fin “pour l’autre”, c’est une autre façon d’exprimer la tutelle infantilisante “je sais mieux que toi ce qui est bon pour toi, alors je décide à ta place.”
    Du coup, discuter de l’éventualité d’une séparation, que ce soit parce-que la façon dont résonne chez nous les émotion de l’autre nous deviens insupportable, ou parce-qu’on se sent trop enfermé, ou pour que l’autre puisse l’envisager si au final cela venait à être ce qui lui conviens le mieux.

  8. Se soucier du bien-être émotionnel du/de la partenaire, c’est extrêmement flou et peu tangible. Mon expérience est que dans 99% des cas c’est un argument utilisé abusivement. En effet, si c’est juste pour lui éviter de se sentir esseulé(e) et/ou jaloux(se), pour moi c’est encore le modèle de la permission: en réalité ces émotions nous appartiennent et seule la personne les ressent a le pouvoir et la responsabilité de les gérer.

    Quand je suis jaloux qu’une partenaire passe du temps avec untel c’est mon problème, pas le sien, et je trouverais clairement abusif de limiter sa liberté juste pour une émotion que je ressens. Et j’attends le même respect en retour.

  9. Selon mon point de vue, le côté “permission” c’est uniquement au départ d’une relation. Une fois la routine installée, les partenaires savent instinctivement les limites à ne pas dépasser pour respecter l’espace de l’autre. Je considère également qu’il ne faut pas faire ce que tu ne veux pas qu’ont te fasses. Le faire, c’est en prendre la responsabilité des conséquences derrière.
    Je pense également qu’une couple, ça se construit doucement, que ce soit en matière de sexe ou de la vie commune. Au départ, le peu de connaissance sur sa partenaire sur ce qui est faisable, envisageable ou totalement refusé doit passer par une demande explicite sinon l’un et l’autre ne peuvent pas connaitre les limites. L’Homme n’est pas omniscient.
    Pour les “relations libres”, il existe des pratiques sexuelles plus adaptées comme le libertinage ou l’échangisme. Toutefois, cela passe par un consentement mutuel des deux partenaires. Il ne s’agit pas de tromper son partenaire dès qu’il ou elle a le dos tourné. Le respect, la compréhension, le partage et les confiances sont des valeurs essentielles. Il en existe bien d’autre en fonction des expériences de chacun et chacune mais les lister ici seraient trop longues et quasi impossibles.

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