Un médicament pour booster la libido – 6e partie

6e partie de la traduction de l’article de Daniel Bergner dans le New York Times. La première partie est ici.

toni-berenguer-by-adolfo-lopez-drawing-by-audren-06

Quand Adriaan Tuiten, cinquantenaire d’allure juvénile et débraillée, m’a raconté comment il avait conçu le Lybrido et le Lybridos, son histoire tragi-comique tenait de la métaphore parfaite — c’était l’histoire d’une invention scientifique mue par le chagrin d’amour d’une jeune homme. Tuiten avait environ 25 ans quand sa compagne, une femme dont il était amoureux depuis ses 13 ans, décida de le quitter du jour au lendemain. « J’étais abasourdi. J’étais en état de choc. Ça faisait mal. » A l’époque, il finissait ses études universitaires ; auparavant, il avait été fabricant de meubles. Cette rupture fut à l’origine d’une longue quête pour comprendre les causes biochimiques des sentiments féminins, et elle lança sa carrière dans la psychopharmacologie. « Je suis un peu … pas complètement fou, » confie Tuiten. « Et pourtant. C’est devenu impérieux pour moi de comprendre mon histoire personnelle de cette façon. »

Les connaissances sur les réseaux de neurones impliqués dans le désir sexuel sont encore vagues. De toutes petites régions cérébrales ainsi que quelques mécanismes clés ont été identifiés — mais c’est encore assez flou et hypothétique. Quelques progrès ont été accomplis en regardant quelles zones cérébrales s’allumaient quand des personnes regardaient des photos porno sous scanner IRM. Mais les images obtenues sont trop imprécises. Les détails des réseaux cérébraux concernés sont trop délicats pour être bien observés avec cette technologie.

Alors on se tourne vers les rats. Jim Pfaus est l’un des spécialistes mondiaux de la sexualité des rats. Il s’occupe de psychologie et de neuroscience à l’université Concordia de Montréal, il porte un anneau à l’oreille et a été chanteur dans un groupe punk qui s’appelait Mold (NdT : « moisissure »). Divers laboratoires pharmaceutiques, dont celui de Tuiten, font régulièrement appel à ses compétences. Quelques étages sous son bureau, des centaines de rats font leur cour et s’accouplent dans des empilements de cages en plexiglas. Pfaus et ses étudiants leur injectent tel ou tel principe pour bloquer un mécanisme de la biochimie du désir et en isoler un autre. Ou bien ils sacrifient les rats juste après l’excitation ou l’accouplement, congèlent leurs cerveaux, les débitent en très fines tranches de quelques microns d’épaisseur grâce à un appareil qui ressemble à une mini trancheuse à jambon. Les chercheurs observent ensuite ces spécimens au microscope pour déterminer quels groupes de cellules nerveuses étaient en surrégime métabolique au moment où le rongeur était dans son état de frénésie sexuelle.

Comme l’explique Pfaus, il semble que le désir tant masculin que féminin débute dans deux régions à la base du cerveau : le noyau préoptique médian, qui ressemble à une paire de minuscules boules oblongues, ainsi que l’aire tegmentale ventrale qui a un peu la forme d’un canoë. A partir de ce centre primitif, la dopamine, le neurotransmetteur qui est l’essence moléculaire du désir, irradie vers l’extérieur pour gagner le reste du cerveau. « Une montée de dopamine, c’est le plaisir de désirer, ça magnifie tout, » dit Pfaus. « C’est quand on sent l’odeur de l’amoureuse contre soi ; c’est quand une femme colle son nez dans ce T-shirt ; c’est le désir d’avoir ; le désir d’avoir plus. »

Il y a bien d’autres ingrédients biochimiques qui jouent un rôle crucial pour comprendre les mécanismes les plus basiques de la sexualité. Mais il y en a deux qui sont particulièrement importants : le premier est une hormone, la testostérone ; le deuxième est un neurotransmetteur, la sérotonine. Sécrétée par les ovaires et les glandes surrénales qui se situent au-dessus des reins, la testostérone voyage dans le sang jusqu’au cerveau où, par un processus pas entièrement élucidé, elle accroît la production et la libération de dopamine. (A noter que les estrogènes présents dans le sang, qui sont des dérivés de la testostérone, participent peut-être à ce processus.) Et puis il y a la sérotonine, l’ennemie de la dopamine. C’est elle qui permet aux zones évoluées du cerveau, les régions supérieures et antérieures, d’exercer ce qu’on appelle les fonctions exécutives. La sérotonine est une molécule du sang-froid. Elle apporte le calme, la stabilité, la cohérence (et aussi un sentiment de bien-être, ce qui explique pourquoi les antidépresseurs de la classe des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine peuvent lutter contre la dépression, puisque le cerveau baigne alors dans la sérotonine.) Pour simplifier, la dopamine, c’est l’impulsivité ; la sérotonine, c’est la retenue et l’organisation. Et pour le désir sexuel comme dans d’autres domaines émotionnels, les deux doivent travailler de façon équilibrée. Si la dopamine prédomine, le désir peut s’effriter par perte de la capacité d’attention. Si c’est la sérotonine qui prend le dessus, c’est la rationalité qui évince l’excitation. (à suivre…)

La série

1e partie
2e partie
3e partie
4e partie
5e partie
6e partie
7e partie
8e partie

13 réponses à “Un médicament pour booster la libido – 6e partie

    • Ce qui n’a aucun rapport avec l’exclusivité, vu que c’est la même hormone qui amène le sentiment d’attachement à nos enfants. Heureusement qu’on n’a pas besoin de larguer un gamin pour s’attacher à un deuxième… 😉

  1. Ce que j’adore avec Audren c’est qu’il a de bonnes réponses à tout 🙂

    Tu as lu le lien, au moins… il paraît -selon une expérience- que les hommes en couple sous ocytocine fuient les autres femmes… 😉

    • Intéressant. Les résultats sont un peu « démago », ce qui les aide à faire le tour de médias grand public sans discussion ni prise de distance (en particulier, on saute rapidement des résultats montrant une « distance augmentée » à une conclusion de « monogamie » que l’étude ne valide en aucune façon.) Une confirmation par une autre étude serait la bienvenue.

  2. J’ai hâte de savoir la conclusion de tout ceci…
    Y’a trop d’hormones pour moi 😉 Et dire qu’on ne veut plus de poulets aux hormones. Faudrait savoir.

  3. Pingback: Un médicament pour booster la libido – 7e partie | les fesses de la crémière·

  4. Pingback: Un médicament pour booster la libido – 8e partie | les fesses de la crémière·

  5. Pingback: Un médicament pour booster la libido ? | les fesses de la crémière·

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.