OkCupid réclame maintenant un vrai nom – très mauvaise idée

Il y a quelques années, j’avais fait un article assez élogieux sur OkCupid, un site de rencontres relativement plus poly-friendly (et queer-friendly) que la moyenne. Je dois retirer une partie de ce que j’avais dit parce qu’ils viennent de faire quelque chose de difficilement pardonnable : annoncer sans préparation et très cavalièrement la mise en place d’une politique du « vrai nom » en lieu et place des pseudos. Même s’ils ont partiellement fait marche arrière après l’avalanche de critiques, il n’en reste pas moins que la démarche trahit des abysses d’arrogance et de mépris des enjeux de vie privée sur internet en général et envers les femmes et les minorités sexuelles en particulier.

Quand Cupidon marche sur la tête

Donc je résume : le 22 décembre 2017, OkCupid annonce la nouvelle politique dans un article de son blog officiel. C’est péremptoire et sans appel : il faudra renseigner un « vrai nom », lequel remplacera le pseudo dans le profil et sera donc visible publiquement.

Et puis il y a la manière : le ton de l’article est particulièrement blessant qui se moque grassement d’une poignée de pseudonymes en essayant de prendre tout le monde à parti « ouarf ouarf, c’est quand même bien nase tous ces pseudos, on est bien d’accord, wink wink nudge nudge ». Et là, comme quand au boulot quelqu’un vient de faire une blague raciste ou sexiste, t’as envie de jeter un grand froid en répondant : « excuse-moi, j’ai pas vraiment compris en quoi c’est drôle, tu peux expliciter ton raisonnement ? »

Derrière l’article, vous pouvez lire des centaines de commentaires d’utilisatrices qui expliquent très clairement en quoi c’est une super mauvaise idée. J’ai déroulé loin loin dans le fil de discussion sans trouver un seul commentaire qui ne soit pas à charge.

Prenons un peu de recul : OkCupid a ceci de particulier que s’il ne te demande pas d’infos personnelles genre ton adresse (et jusqu’à récemment ton vrai nom), il te propose en revanche des questionnaires de personnalité très très fouillés (penchant politique, contexte socio-culturel, préférences sexuelles). L’idée louable, c’est de mettre en contact des personnes qui partagent des traits de personnalité. Le but moins louable, c’est de constituer de grosses bases de données très détaillées sur nos vies et nos goûts et nos comportements, et ces bases de données valent de l’argent. Mais à la rigueur, admettons. Le site est gratuit, en échange de quoi nous faisons les cobayes anonymes pour les enquêtes sociologiques (lire ‘marketing’) de qui aura acheté l’accès aux big data d’OkCUpid.

En mettant en place cette politique, les gens de chez Okupid montrent qu’ils n’ont finalement rien compris aux problématiques du dating pour les femmes, les minorités sexuelles et d’autres personnes vulnérables ; ou bien qu’ils ont très bien compris mais qu’ils s’assoient dessus pour finir de vendre leur âme aux publicitaires (parce que les détails dans vos profils OkCupid vaudront maintenant de l’or si on sait les attacher à votre identité « réelle », genre votre compte Facebook).

Quoi qu’il arrive, c’est certainement une très mauvaise décision.

Ça augmentera beaucoup le risque de harcèlement en ligne

Quand on a un prénom un peu rare, et pour peu qu’on n’habite pas non plus dans une grande métropole, c’est assez facile à quelqu’un de remonter la trace jusqu’à notre page facebook ou notre adresse perso. On dirait que personne chez OkCupid n’a conscience du niveau de harcèlement que subissent/redoutent les utilisatrices. Cela va bien au-delà du problème de la masse des messages pénibles : quand de nombreux mecs se transforment en trolls malfaisants au moindre rejet, c’est quand même bien de pouvoir les bloquer sans craindre de les voir s’inviter sur ta page facebook. Et quand les questionnaires d’OkCupid, derrière la promesse d’anonymat, t’encouragent à préciser dans ton profil si tu te masturbes tous les jours, si tu aimes la pénétration anale ou si tu es féministe, ça fait de toi une cible parfaite pour toutes sortes de prédateurs.

On risquera d’être outé dans la vraie vie

Dans 28 états des US, c’est encore légal pour un employeur de virer un.e employé.e LGBTQ+. Même sans aller jusqu’à ces extrêmes, il est assez facile de comprendre que certain.e.s n’ont pas tellement envie d’être outé.e.s comme poly ou bi ou kinky ou adultère ou séropositif.ve par un.e collègue ou un neveu. Car même quand le prénom est un peu répandu, la fonction « search » permet maintenant à quelqu’un qui a des soupçons et tout son temps de diviser par dix voire cent la pile de photos de profil à fouiller pour vous retrouver (et quand le prénom est rare, c’est bingo du premier coup, dans un rayon de 500 km).

Ça va même plus loin : les questionnaires d’OkCupid proposent d’admettre en toute franchise certaines habitudes ou comportements qui peuvent être illégaux selon le pays où l’on réside ou bien celui qu’on visite. Quand dans votre profil vous reconnaissez fumer un joint de temps en temps, et que maintenant c’est publiquement associé à votre prénom, ça augure mal des relations avec les employeurs, la police ou les services sociaux, déjà en France et à plus forte raison aux Etats-Unis.

Ça mettra encore plus en danger les personnes transgenre

Passons sur l’idiotie crasse qu’il y a -pour un site qui se veut inclusif- à recommander d’utiliser ‘le prénom que vos parents ont choisi pour vous’ (cette phrase a été amendée depuis la première version de l’article d’OkCupid). Quand on sait le niveau de risque physique que vivent les personnes transgenre, il suffit de réfléchir un peu pour se rendre compte que chaque élément supplémentaire qui faciliterait l’identification est un danger réel qu’OkCupid est prêt à faire courir à de nombreux.ses utilisateurs.trices.

Les prénoms non-occidentaux seront probablement brimés, comme d’hab.

Comme en général ces idées de « vrai nom » sont pondues par des mecs blancs qui vivent dans un environnement de mecs blancs assez pauvre en créativité anthroponymique, ils ont une idée réduite de ce qu’est un nom, et à fortiori un « vrai prénom ». Alors quand dans votre culture il n’y a pas vraiment de distinction entre un prénom et un nom de famille, quand il y a des caractères spéciaux dans votre « vrai prénom », quand votre « vrai prénom » n’a qu’une lettre, quand c’est aussi un mot du dictionnaire, les algorithmes super balaises que les mecs blancs ont mis en place pour filtrer ce qui est acceptable comme « vrai prénom » risquent un peu de vous insulter en répondant « désolé, on a dit un ‘vrai prénom’ ; essaye encore ».

On zappera machinalement les prénoms socialement marqués

Certain.e.s ont encore espoir que des sites de rencontres bien faits pourraient, en mélangeant un peu les cartes, contribuer à contrebalancer l’homogamie rampante dans nos sociétés en cours de stratification avancée. Sans les pseudos, il sera malheureusement encore plus facile de laisser faire nos filtres culturels inconscients et zapper machinalement la plupart des profils avec des prénoms socialement marqués.

Les pire relous s’appelleront John

OkCupid est apparemment notoire pour la masse de messages idiots, grivois ou insultants reçus par les filles. Probablement moins à cause des pseudonymes que de la gratuité et de la possibilité d’envoyer autant de messages que l’on veut, mais ça reste un souci. Et il semble que les pires messages proviennent statistiquement des pires pseudos [citation needed].

Mais justement, avec la disparition des pseudos, on ne pourra plus filtrer wellHngBro, notLooking4slutz ou MAGA_Fan. Maintenant, ils s’appelleront tous John ou Ken.

C’est anachronique et contradictoire

En 2015, Facebook a été très critiqué dans sa façon d’imposer en force sa politique du vrai nom. L’arrogance et la désinvolture vis-à-vis des personnes vulnérables (militants politiques, victimes de violences conjugales, minorités ethniques, personnes transgenre, etc.) reste problématique mais ils ont mis de l’eau dans leur vin. Et la chose est de notoriété suffisamment publique pour que les gens d’OkCupid puissent difficilement plaider l’ignorance.

En fait, ils savent très bien qu’il y a un risque accru à divulguer même une partie de son état-civil sur un site de dating, puisque c’est eux-mêmes qui le disent. Jusque fin 2016 (merci la waybackmachine), OkCupid écrivait noir sur blanc dans sa page principale de sécurité à l’attention de ses utilisteurs-trices :

« Guard your identity. Don’t share your real name, […] or any other identifying information […] until you have established a reasonable level of trust with the other party. Do not post personal contact information in your profile or username. »

« Protégez votre identité. Ne divulguez votre vrai nom, […] ou quelque autre information permettant de vous identifier […] que lorsque vous avez établi un niveau de confiance raisonnable avec votre correspondant.e. Ne faites pas apparaître d’informations personnelles dans votre profil ou votre nom d’utilisateur-trice »

La page principale a changé depuis mais le texte original est toujours accessible dans le chapitre d’aide du site.

Un sabordage machiavélique ?

Soit ils sont vraiment très très neuneus (ça serait étonnant, c’est quand même un site connu pour ses prises de position progressistes et son ouverture aux minorités sexuelles), soit c’est une décision de la dernière chance parce qu’ils sont pris à la gorge, en imitant Tinder parce que c’est le modèle qui marche, sinon tant pis c’est la clé sous la porte.

Pire : ça pourrait être la maison-mère match.com, le géant du dating US, qui serait en train de décider d’arrêter les frais sur un OkCupid en déclin. La politique du vrai nom fera fuir les utilisatrices, et un site de rencontres qui perd ses utilisatrices est un site mort. Mais tant qu’à liquider, autant maximiser la valeur marchande des databases de profils en y ajoutant un nom, ça sera toujours ça de gagné.

Dans les trois cas, ça pue du Cupidon.

Deux solutions

La première, spécifique au cas OkCupid, c’est de supprimer son profil. Il y a d’autres sites, et ça fera une bonne leçon à OkCupid. S’ils en crèvent, ça fera aussi une bonne leçon au reste d’internet. (note : pour supprimer son compte, il faut d’abord fournir un « vrai prénom » – pour l’instant, ‘Fuckyouokcupid’ est encore accepté).

La deuxième, plus générale en ces temps de piratage et de pratiques très douteuses y compris des plus grands acteurs du net (cf. Facebook et son rôle politique récent) c’est de continuer à essayer de passer au travers de toutes les mailles de tous les filets et d’éparpiller son identité internet en autant de morceaux disjoints que possible. Pour le moment, malgré le ton très catégorique des boîtes de dialogue d’OkCupid, rien ne nous oblige à fournir un justificatif pour le nom qu’on choisit.

10 réponses à “OkCupid réclame maintenant un vrai nom – très mauvaise idée

  1. Merci pour cette synthèse et analyse de la situation !
    J’ai fait partie du lot de personnes ayant désactivé (et non supprimé) (je suis optimiste) leur compte OkC suite à la lecture de leur annonce.
    Comme vous l’avez dit, elle était confuse, très condescendante surtout et rien que pour ça, je n’ai pas particulièrement envie d’y retourner. Les changements apportés au site depuis deux ans sont eux aussi décourageants. Et concernant ce dernier changement, j’en vois peu l’intérêt, même avec les explications ultérieures d’OkC : si les gens donnent un autre nom que le leur, il sera tout aussi facilement oublié qu’un pseudo plus fantaisiste, les noms idiots ou avec des connotations culturelles précises seront aussi répandus que les multiples x-omatic, x-osaurus, etc. (qui étaient de bons indicateurs de profils à éviter), et l’on pourra tout autant avoir envie d’en changer à un moment donné.
    Bref, très déçue par un site qui était jusqu’ici le seul site de rencontres gratuit aussi ouvert dans ses options de profil (le bonheur de pouvoir enfin cocher “non-monogamous” (terme critiquable par ailleurs), “pansexual”,etc.).

  2. et maintenant c’est de pire, leur contrôle sur nos messages et qui peut en envoyer vire vraiment à la dictature….vivement une autre appli!

  3. Merci pour ton analyse.
    Je ne suis pas inscrite sur le site mais je trouve leur mesure inadmissible quand même.
    Comme d’hab, J’adore te lire.
    Continue tant que tu peux 🙂
    Merci

  4. Salut, la lecture de ton article m’a paru très pertinente et je l’ai ajoutée à mon profil car étant meufe racisée je tiens à me protéger des prédateurs, des mecs malsains et exotisants, etc…
    Je voulais juste t’informer d’un truc important et super problématique de la part de ce site : bien qu’ils aient rétropédalé sur les vrais noms, ils remplacent cela par l’exigence de mettre son visage sur le profil. Et les femmes étant très visitées par les hommes, jme suis faite signalée plein de fois et supprimé ma photo de profil avec un avertissement. Je trouve plus grave d’obliger de mettre son vrai visage que son vrai nom parce que maintenant avec les reconnaissances faciales on peut te repérer, te reconnaître. Et si on met pas de photo on ne peut pas utiliser le site (envoyer des message, répondre à ses correspondants, etc.). Pour l’instant je remets tout le temps la même photo; celle d’un paysage que j’ai pris.

    Et plein d’autres choses encore qui dans la récente évolution du site fait très Tinder…..

    • je me demande si le fait de mettre simplement une portion de visage (cadré trop serré pour n’avoir plus qu’un oeil, un bout de bouche et un morceau de nez) ne serait pas un moyen d’éviter les dénonciations tout en perturbant les algos de reconnaissance faciale (qui marchent à partir de relations géométriques entre les points caractéristiques du visage – moins il y a de points caractéristiques exploitables, plus la ‘signature’ géométrique est ambigüe et plus l’algo s’emmêle les pinceaux)… en tout cas, ça me donne bien envie d’essayer avec la reconnaissance faciale de mon appli de photos, pour voir à partir de quel cadrage elle ne sait plus me reconnaître.

      • En fait, l’algo ne posait (j’ignore si c’est toujours le cas) pas vraiment problème, mon compte a fini par être désactivé, sans préavis, suite à de nombreuses dénonciations au sujet de ma photo, qui ne montrait pas mon visage, justement (juste, une épaule, un bras, une main et une grosse balle orange)… Ça m’a beaucoup agacée d’autant que bien des hommes n’avaient qu’un paysage comme photo de profil (de vrais profils, avec de vrais gens derrière). L’obligation d’une photo et surtout d’une photo d’un vrai visage reconnaissable est rédhibitoire pour moi, et pas que pour moi….

  5. Bonjour.
    Je découvre avec grand plaisir ce blog au combien intéressant, bravo à son auteur…Concernant OkCupid , j’ai eu la désagréable surprise de voir mon compte banni sans aucune raison, alors que j’ai toujours été correct et courtois (je m’exprime sur ce site comme je m’exprimerai dans un lieu public IRL).En effet j’ai choisi un pseudo et non mon prénom, possible que ce soit la raison …Bref, c’est vraiment dommage car j’y ai rencontré des personnes tout à fait en accord avec mon esthétique physique et intellectuelle.
    Au plaisir de vous lire.

  6. J’ai lu votre article avec attention. Etant dans le domaine des rencontres en ligne (et du web) depuis de nombreuses années, on voit que tout est fait pour éviter l’anonymisation des utilisateurs. Il y a d’un côté le fait que l’on doit savoir qui est sur le site (en cas de diffamation, agression, etc.) et d’un autre côté on demande aux sites d’êtres responsables des données de leurs utilisateurs en les sécurisants (RGPD et compagnie). Après je comprend aussi qu’il y a eu bcp d’abus et des arnaqueurs (il y en a toujours). C’est peut être la contre partie. Je pense que l’internet ‘anonyme’ prend fin. Okcupid n’est finalement pas le seul concerné, je crois que des sites de rencontre par affinités sont aussi très exigeants de ce côté là.

    • Au delà des risques réels de piratage ou de mésusage des données personnelles, il y a malheureusement de plus en plus d’analyses qui montrent que la désanonymisation vulnérabilise davantage les victimes qu’elle ne civilise les harceleurs, lesquels continuent d’agir avec toute l’impunité du monde, ne serait-ce parce que dans la majorité des menaces graves, la victime sait deja qui est son harceleur, et surtout quand les grands des réseaux sociaux mettent mille ans à sanctionner les insultes et menaces racistes, sexistes, homophobees ou transphobes (tandis que le moindre soupçon de téton est immédiatement censuré)

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